Publié le : 2023-04-29 17:24:46
Est-il encore nécessaire de présenter Anne Brenon, tant elle a contribué à faire connaitre au grand public le catharisme et au-delà de cette dissidence, les mouvements en marge de l'institution catholique du Moyen-âge ? Mais peu de personnes savent à quel point A.B. a fait avancer la recherche historique de ce mouvement par son travail minutieux sur les manuscrits originaux, que ce soit les écrits cathares, les traités polémiques anti-cathares ou les registres d'inquisition et à ce titre ce livre reste à ce jour incontournable pour connaitre le catharisme dans ses textes.
Les Cathares. Enseignement, liturgie, spiritualité, l'apport des manuscrits originaux,
Anne Brenon, éditions Ampelos, 2022, 419 p. 28 €
Ce beau livre en est la preuve : la première partie, intitulée "A la rencontre des Bons Chrétiens" (c'est ainsi qu'ils étaient appelés par le peuple), s'attache à décortiquer - toujours à partir des manuscrits disponibles à ce jour - la théologie cathare, sa liturgie, sa pneumatologie, sa catéchèse et enfin son ecclésiologie. La deuxième partie présente une traduction de l'auteur des textes originaux cathares au nombre de 8, en sus, des extraits des sources inquisitoriales.
Anne Brenon
On comprend dès lors que notre connaissance du catharisme aujourd'hui dispose, pas seulement des textes et traités polémiques contre les cathares, mais aussi leurs propres traités, même si pour certains ils sont incomplets.
Quelques remarques :
- On appréciera la nuance des analyses de l'auteur concernant les différences entre "dualisme mitigé" et dualisme absolu" qu'elle préfère qualifier avec Pilar Jimenez de "dualisme informel" (P. 46). Dualisme en évolution constante et dont les contours théologiques ne sont pas toujours bien définis. Mais surtout, elle reconnait que ce dualisme informel " [...] propice à une lecture "mitigée", portait réellement en lui, déjà, les germes de la théologie des deux principes [...] " (p. 65)
- Cependant A.B. semble croire que la racine de ce "dualisme informel" se trouvait déjà, latent, dans les textes bibliques notamment ceux de Jean. Ici, l'historienne, spécialiste des manuscrits originaux du catharisme prend un parti pris d'exégète du Nouveau Testament alors que selon l'auteur sa recherche est celle « purement » d'un « travail d'historien » (p. 3). Quelques exemples : le dualisme du catharisme est "somme toute scripturaire" ; " ... la coloration réellement dualiste de bien des fondements scripturaires de la foi chrétienne relativise profondément - avec le recul nécessaire - l'accusation d'hérésie" (p. 48, voir aussi p. 53 "purement néotestamentaire") ; les traités catholiques anti dualistes à l'encontre des cathares se trompent quand ils définissent que "le manichéisme/dualisme est incompatible avec tout christianisme" (p. 49) ; "Ce que les Chrétiens cathares appelaient leur entendement du bien, fondé sur l'opposition entre Dieu et ce monde selon les termes de l'évangéliste Jean, exonère Dieu le Père de toute responsabilité sur ce bas monde dont "Satan est le prince" (Jean 12, 31) - et Rome l'Eglise. Il fonde sur le dualisme latent du Nouveau Testament une Eglise du "Royaume de Dieu qui n'est pas de ce monde" (Jean 18, 30)" (p. 51, c'est nous qui soulignons). A ceci on peut rétorquer que les citations du Nouveau Testament par les Cathares ne prouvent pas à elles seules la validité de leur raisonnement et encore moins n’accréditent pas un dualisme latent dans les écrits de Jean, encore faut-il interpréter.
Or, le dualisme de Jean qui transparait effectivement dans ses écrits n'est pas un dualisme ontologique quand bien même une lecture rapide pourrait le laisser croire. Il s'agit d'un dualisme éthique qui met effectivement en avant une irréductible opposition du comportement des enfants de lumières avec ceux qui marchent dans les ténèbres du péché et du mal, et c'est dans cette perspective qu'il faut comprendre le terme « monde », non pas dans le sens du cosmos, de l’univers créé. Enfin l'exégèse du Nihil (le "rien", le "néant") dans le prologue de l'évangile de Jean (1, 3) qui correspondrait dans l’exégèse cathare, à la matérialité de la création mauvaise, ne tient pas sur le plan purement grammatical du texte, tel que le catharisme le lisait : "tout a été créé par lui et le rien a été créé sans lui".
- Sur le terme "hérésie" (en grec "αίρεσίς"). A.B. dit que "La propagande religieuse médiévale dévoie le sens étymologique du mot hérésie qui, à son origine grecque signifie simplement choix - libre choix de son chemin spirituel -, pour en faire un crime religieux" (p. 15, c’est nous qui soulignons). Je ne sais pas à quelle "origine grecque" fait allusion A.B. puisque c'est l'usage d'un mot et son contexte textuel qui en définissent le sens ? Il est vrai qu'étymologiquement parlant ce mot a le sens de "choix" d'où une connotation non péjorative que l'on trouve dans la littérature grecque et parfois dans le Nouveau Testament, mais l'étymologie ne dit rien des différents usages d'un mot[i]. Ainsi ce mot dans le N.T. peut être traduit suivant le contexte par une « école » de pensée philosophique ou religieuse (Act 5, 17 ; 15, 5 ; 26, 5), il sert même à déterminer la communauté chrétienne en Act 24, 5 ; 28, 22. Cependant, déjà dans les écrits du N.T. ce terme désigne aussi des opinions qui s'écartent notablement de la doctrine des apôtres raison pour laquelle ils recommandent de se séparer de ceux qui les professent (2 Pi 2, 1 ; Tt 3, 10). Il désigne aussi dans le N.T. un écart que les apôtres condamnent d’avec l'éthique chrétienne recommandée par l'Eglise primitive (1 Cor 11, 19 ; Gal 5, 20). Il est vrai que ce terme a malheureusement servi de leurre afin de criminaliser, comme le dit très justement A.B. (p. 15), des catégories de populations en les qualifiant d'hérétiques : Juifs, sodomites, Cathares, sorcières etc.. Mais ceci est un autre débat, celui de la confusion entre Eglise et pouvoir politique, entre le trône et l'autel durant cette période du Moyen-âge avec l'utilisation de la violence par le bras séculier.
- Enfin A.B. fait une distinction entre monothéisme et monisme (pp. 44-45) : le monisme "suppose un seul principe créateur" et le monothéisme "pose l'existence d'un dieu unique". La pensée cathare serait donc un monothéisme dualiste par sa lecture spiritualiste de la Bible. Cette distinction est-elle justifiée sur le plan purement dogmatique, d'autre part, peut-on soutenir cette thèse sur le plan biblique ? Je ne le crois pas.
Conclusion : je ne voudrais pas laisser croire par ces quelques remarques que je jette le discrédit sur le travail philologique remarquable de notre auteur. Ce livre est le fruit d’un travail précieux, accomplis depuis de nombreuses années sur la connaissance du catharisme au travers des textes de cette époque si riche en éclosion de mouvements de pauvreté évangélique : Vaudois, dominicains, Franciscains etc... A.B. démontre clairement que le catharisme est irrigué par ces idéaux évangéliques et qu’il a été un mouvement de spiritualité d’une grande richesse, démontrant que l’institution ecclésiale de l’époque n’était pas à la hauteur de l’Évangile tel que le Christ l'avait enseigné.
Pour aller plus loin, il s’agit de comprendre si - sur le plan de la théologie mais aussi de l’historiographie des dissidences chrétiennes - le christianisme, dès les origines, avait dans son ADN, c'est à dire dans ses textes canoniques, une doctrine plurielle donc ouverte à des interprétations divergentes, voire même incompatibles les unes avec les autres, au point où l'on pourrait légitimer, labelliser des mouvements de spiritualité qui tout en se disant « chrétiens » professeraient ces interprétations : un monothéisme non trinitaire, un Christ non pas incarné dans un corps de chair mais pur esprit, « déguisé » en homme (docétisme), un Dieu dont la toute-puissance serait contestable par le mystère du mal (dualisme), non pas créateur d'hommes et de femmes de chair, un canon biblique tronqué (marcionisme) et bien d’autres questions que la théologie chrétienne aura pour tâche tout au long des siècles d’affiner et de préciser.
Thierry Rouquet
[i] Cf. James Barr, Sémantique du langage biblique, Aubier-Montaigne/Cerf, 1971.