Publié le : 2020-06-04 09:04:46
Catégories : Recensions
Eduardo Viveiros de Castro est un anthropologue brésilien qui a étudié certains groupes et peuplades d'Amazonie d'origine Tupi, les Tupinamba. Ici, l'auteur décrypte les coutumes de ces tribus guerrières : leur compréhension des êtres humains et surtout l'interaction avec la nature. Leur perception de la réalité dépend du corps social où elle s'est enracinée et développée, elle n'est ni juste ni fausse, elle est tout simplement leur réalité, leur vérité et peut être une part de la vérité. Cette théorie n'est pas du relativisme mais du "perspectivisme" et l'auteur applique cette théorie à ses recherches en anthropologie.
Puis l'auteur analyse les témoignages des premiers missionnaires jésuites débarqués au Brésil dès le début du XVIIème siècle. Ces textes-témoignages soulignent la confrontation non pas entre deux religions (chrétienne et idolâtre) mais entre deux conceptions du croire. Les indigènes ne croient pas selon la même approche que nous nous disons croire, c'est une épistémologie différente.
De ce fait, les missionnaires ne comprennent pas pourquoi les indigènes qui se "convertissent" si facilement peuvent très vite revenir à leurs pratiques ancestrales : polygamie, guerres intertribales non pas de conquêtes mais pour perpétuer le cycle vital pour eux de la vengeance, meurtres rituels des ennemis, cannibalisme : "Parce qu'ils n'ont personne à adorer... ils disent facilement vouloir être chrétiens, et aussi facilement s'en détournent" (témoignage d'un missionnaire cité par l'auteur p. 78).
D'où le titre "Inconstance de l'âme sauvage". Inconstance que les missionnaire assimilent trop facilement au caractère labile qu'auraient les Tupinamba, une sorte de marque de fabrique perçue ainsi par ces missionnaires mais que l'anthropologue va resituer dans la perspective de la vision du monde des Tupinamba.
L’inconstance de l’âme sauvage
Eduardo Viveiros de Castro
Collection Histoire des religions, Labor et Fides,
2020
184 pages
16€
Eduardo Viveiros de Castro s'appuie aussi sur les études de Claude Lévi-Strauss, la religion des Tupinamba est une culture-religion et cette culture s'enracine dans une sorte d'animisme où non seulement les hommes ont une langue et une conscience mais aussi les animaux, les plantes et en définitive tous les êtres vivants.
Les groupes humains sont toujours en connexion avec ces sociétés "non humaines". Il n'y a pas de saut ontologique, la séparation de l'humain et du divin n'est pas une barrière infranchissable mais plutôt une possibilité de changer, de s'améliorer. L'humanité n'est pas définie en tant que nature mais comme une condition d'être à un instant donné qui peut être modifiable à souhait.
Cet "inconstance de l'âme sauvage" serait donc une "ouverture", une "expression d'un mode d'être où l'échange plus que l'identité est la valeur fondamentale à défendre" (p. 62). Les jésuites pensaient que ces communautés indigènes étaient incapables de religion parce qu'elles n'avaient pas de doctrines religieuses, de dogmes, leur doctrine étant leur culture, leur vision du monde n'accordant pas de place pour une quelconque transcendance.
De fait, les missionnaires ont été confrontés à une ontologie absolument différente qu'ils ne pouvaient appréhender.
L'auteur fait un parallèle entre la pratique de "la vengeance cannibale" et la "gloutonnerie idéologique" des Tupinamba, consistant à absorber l'autre dans ses croyances et ainsi se transformer soi-même (p. 62). Certains seront heurtés et ceux qui critiqueront la pertinence de cette analogie se trahiront en disant qu'ils ont vraiment beaucoup de mal à l'avaler...
Eduardo Viveiros de Castro pense ainsi que la facilité avec laquelle les Tupinamba adoptent les rites et croyances chrétiennes (la fameuse "gloutonnerie idéologique") serait dû à leur capacité à voir dans ces européens "une possibilité d'auto transformation... un moyen d'élargir la condition humaine ou même de la dépasser" (p. 62). Personnellement je privilégie l'ascèse du jeûne à la consommation charnelle même si je dois admettre avec les auteurs de la préface que si les Tupinamba avait "une religion de la guerre", nous en Europe nous avions "des guerres de religion" (p. 24).
Pour compléter cette lecture on pourra lire, dans un autre genre, le roman de Laurent Binet "Civilizations" aux éditions Grasset. Dans ce livre l'auteur inverse le cours de l'histoire en imaginant au XVIIème siècle non pas une conquête des européens sur le continent sud américain mais une invasion des Incas en Europe débarquant à Lisbonne et découvrant avec stupeur notre continent européen avec sa culture et ses bizarreries. La vieille Europe devient alors, de leur point de vue... le nouveau monde.
L’inconstance de l’âme sauvage pose la question rédhibitoire en missiologie à savoir, "la non applicabilité transculturelle" (pp. 21-22) de certaines croyances quand elles dépendent d'une conception du monde aussi éloignée.
Thierry Rouquet
Table des matières :
Préface : Les cannibales et nous, par Daniel Barbu et Philippe Borgeaud, p. 7
Le marbre et le myrte, p. 27
La culture comme système religieux, p. 39
L’enfer et la gloire, p. 47
Querelles au paradis, p. 55
La dureté de la foi, p. 73
Guerres cannibales, p. 93
À propos de temps, p. 109
L’ancienne loi, p. 119
Le jus de la mémoire, p. 131
Cannibales récalcitrants, p. 139
Éloge de l’inconstance, p. 155
Remerciements, p. 161
Bibliographie, p. 163